Histoires Naturelles
Image précédente - Planche contact - Image
suivante
Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net,
son coeur pur, son corps léger comme un vêtement d'été.
Il n'emporte point de provisions. Il boira l'air frais en route
et reniflera les odeurs salubres.
Il laisse ses armes à la maison et se contente d'ouvrir les yeux.
Les yeux servent de filets ou les images s'emprisonneront
d'elles-mêmes. La première qu'il fait captive est celle du chemin
qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées,
entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l'image de la rivière. Elle blanchit aux coudes
et dort sous la caresse de saules. Elle miroite quand un poisson
tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d'argent, et,
dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
Il lève l'image des blés mobiles, des luzernes appétissantes
et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol
d'une alouette ou d'un chardonneret. Puis il entre au bois.
Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné
de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu'il
communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures
des feuilles. Bientôt, vibrant jusqu'au malaise, il reçoit trop,
il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans
mouleurs regagnant le village. Dehors, il fixe un moment,
au point que son oeil éclate, le soleil qui se couche et dévêt
sur l'horizon ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint la lampe et longuement,
avant de s'endormir, il se plaît à compter ses images. Dociles,
elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d'elles en éveille
une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s'accroit
de nouvelles venues,comme des perdrix poursuivies et divisées
tout le jour chantent le soir, à l'abri du danger, et se rappellent
aux crues des sillons. ( Jules Renard 1896) |
Cette image vous intéresse ? Contactez-moi
|